Détourner une référence religieuse n’est pas en soi blasphématoire ou insultant mais constitue un « geste artistique assez banal » pour interpeller, estime auprès l’historien du christianisme Jean-Pascal Gay, face à la polémique soulevée par un passage de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris qui s’est tenue vendredi 26 juillet 2024. De l’Américain Donald Trump au Turc Recep Tayyip Erdogan en passant par le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, ou l’Eglise catholique de France, des conservateurs et des religieux s’insurgent.
Ils dénoncent notamment un tableau réunissant des Drag Queens, interprétés par certains comme un détournement de la Cène, le dernier repas de Jésus avec ses apôtres. Le directeur artistique de la cérémonie, Thomas Jolly, a toutefois démenti s’en être inspiré. Il affirme qu’il s’agissait, dans ce passage, « plutôt de faire une grande fête païenne reliée aux dieux de l’Olympe ».
Comment qualifieriez-vous ce qui a été perçu par certains comme un détournement de la Cène?
Jean-Pascal Gay : « La référence à la Cène (œuvre achevée en 1498) me semble claire, même si le possible passage par l’iconographie du « Festin des Dieux » (un tableau datant de 1635-1640, par Jan Harmensz van Biljert) peut la rendre indirecte. Ce n’est selon moi pas uniquement une référence à la Cène de Léonard [de Vinci], c’est aussi une référence à toutes ses reprises. Ça reproduit finalement un geste artistique assez banal au XXe siècle. Il y a toujours un petit élément de provocation dedans, on ne peut pas le nier. Mais je ne pense pas que c’est une moquerie: ça s’inscrit dans une longue tradition de citations artistiques de la Cène de Léonard, par des artistes contemporains avec pour vrai point de départ Salvador Dali (en 1955, ndlr), en particulier dans la peinture, la photo, la pop culture ».
Cela peut-il être néanmoins ressenti comme une moquerie, une insulte, un blasphème?
J.-P. G. : « Je vois difficilement comment on peut qualifier d’insulte (la mise en scène de Thomas Jolly, ndlr). Une insulte requiert une volonté d’insulter, il faudrait arriver à clarifier ce point. La moquerie dans le discours des théologiens classiques, c’est le fait de rabaisser la personne à qui la parole s’adresse et de porter atteinte à sa réputation. Le blasphème est tout à fait différent. Pour qu’il y ait blasphème en théologie catholique, il faut qu’il y ait une offense qui ait été faite à Dieu, de manière directe ».
Vous parlez néanmoins d’un élément de provocation. Quel est le but recherché en utilisant un repère religieux ?
J.-P. G. : « Dans toutes les citations artistiques de la Cène de Léonard, il y a une volonté de dérision ou de recherche d’une réaction. La photographe suédoise Elisabeth Ohlson Wallin avait mis en scène en 1998 une Cène avec des apôtres transsexuels. Déjà, elle avait reçu de vives critiques des sphères religieuses. Ce geste artistique fréquent à l’époque contemporaine intègre souvent des personnes marginalisées pour parler de leur exclusion et de la nécessité de leur inclusion. Il me semble que, pour beaucoup, l’insulte ne réside pas dans la reprise de la Cène de Léonard mais précisément dans le fait que cette représentation a pour protagonistes des personnes queers ».
Les critiques peuvent-elles être vues comme une attaque plus large envers un modèle français de laïcité et de liberté d’expression ?
J.-P. G. : « Je ne suis pas spécialiste de ces questions mais je proposerais volontiers deux éléments de réponse. Les adversaires géopolitiques du libéralisme que la France peut représenter aujourd’hui se saisissent d’une occasion comme celle-là d’autant plus facilement qu’une partie des institutions religieuses leur ont ouvert la porte pour le faire. La seconde chose c’est qu’il y a une forme de liberté d’expression – y compris une place faite à l’humour et à la dérision – qui est peut-être plus forte dans le système culturel français que dans ceux d’autres pays du monde. Par ricochet, c’est interprété dans une grille de lecture habituelle de la laïcité française dans le reste du monde, grille de lecture que les auteurs de la cérémonie ont peut-être sous-estimée ».
Entretien : AFP
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