Soirée Hitchcock à L’Equipe

Reportage. «Bon, moi je vais déposer mes congés… jusqu’en septembre.» Ce mercredi soir, dans les couloirs de La Chaîne l’Equipe l’humour tente de prendre le dessus malgré un certain dépit suite à l’élimination surprise du Paris Saint-Germain en Ligue des Champions. Quelques minutes plus tôt, les Parisiens ont été balayés par Manchester United grâce à un penalty transformé dans les dernières minutes du match. A l’Equipe, les visages sont aussi déconfits que les cartons à pizzas empilés dans un coin de la régie technique.

Bienvenue dans l’immeuble Quai Ouest à Boulogne-Billancourt, nouveau siège de l’Equipe, un soir de Coupe d’Europe. Le bâtiment accueille l’ensemble de la rédaction du quotidien sportif et les studios de La Chaîne l’Equipe. En ce début de soirée, au rez-de-chaussée, le self propose des filets de poulet sauce champignon. Ailleurs, c’est stress à tous les étages à cause du match PSG/Manchester dont le coup d’envoi sera donné à 21h00 à quelques centaines de mètres de là, au Parc des Princes. La journée est classée “édition spéciale”.

«Il a mangé de la pizza ?» Candice Rolland s’enquiert de la teneur du dîner pris par son collègue Yoann Riou. La journaliste s’apprête à passer 90 minutes, deux mi-temps, debout dans un cagibi de 5 mètres carrés avec le commentateur sportif le plus remuant du paysage audiovisuel français. Yoann Riou est la star de la Chaîne l’Equipe, intenable et imprévisible. Au troisième étage, dans l’open-space de la rédaction télé, l’énergumène griffonne nerveusement des feuilles A4 blanches armé d’une dizaine de surligneurs. Le match ne débute que dans une heure : lui est déjà dedans. Casque de chantier sur les oreilles et chemise blanche éjectée du pantalon, le journaliste monte en régime comme avant le départ d’un marathon… qu’il disputera le 7 avril prochain à Rome.

«Deux soirs avec Yoann Riou, c’est inhumain»

La chaîne sportive du groupe Amaury ne dispose pas des images des matchs de la Ligue des Champions. C’est RMC Sport qui en détient les droits exclusifs et retransmet donc le match du PSG ce soir. Qu’importe, dans ce cas la Chaîne l’Equipe a pris l’habitude de filmer ses journalistes en train de commenter le match. C’est même devenu une marque de fabrique pour la télé. Yoann Riou est un spectacle à lui tout seul : il saute, se mord les doigts, vocifère, gémit, pousse des coups de gueule, crie… Un véritable exercice physique ! «Quelquefois, il ne faut pas oublier de laisser la porte ouverte pour aérer un peu la cabine après», glisse une responsable de production.

Veste et pantalon noirs, chemisier blanc, Candice Rolland, qui partage donc cette soirée avec la star de la chaîne, n’en mène pas large. «J’ai commenté avec Yoann hier, confie Raphaël Sébaoun qui se charge de l’autre match, Porto contre Rome. Pas deux soirs de suite avec lui. C’est inhumain !»

Yoann Riou et Candice Rolland, La Chaîne l’Equipe.

Une journée édition spéciale Ligue des Champions débute à 15h30 sur La Chaîne l’Equipe. L’antenne est tenue par des experts en plateau et des reporters à l’extérieur. Deux ont été postés avec leur caméra devant les hôtels des deux équipes. Impossible d’entrer dans le Parc des Princes où se dispute le match. Comme les autres “non détenteurs de droits”, la chaîne sportive est obligée de se tenir à distance des zones officielles.

La pression monte avec le temps qui s’écoule et rapproche journalistes et consultants du coup d’envoi. A partir de 17h30 Estelle Denis se charge de l’avant-match. Jusqu’à 19h45. «Je file au Parc», lâche t-elle en quittant le studio de la chaîne sans trop s’attarder. Personne ne lui a souhaité une bonne soirée… Justement, ce ne sera pas le cas avec la défaite des parisiens. Elle laisse les clés à “Mémé”, Olivier Ménard.

Pendant la pub et les changements d’équipes, le grand studio se transforme. Les chargés de production se pressent pour faire glisser les 18 totems vidéos, de grands écrans vidéos en led, afin d’offrir une nouvelle configuration au lieu. De petites croix tracées sur le sol guident leurs manœuvres sous l’œil du réalisateur.

Dernière retouche maquillage avant la prise d’antenne. Lunettes à branches rouges sur le nez, Olivier Ménard et ses chroniqueurs de l’Equipe du Soir décryptent la feuille de match, débattent sur les possibles stratégies et élaborent des scénarios. Sur la pelouse du Parc des Princes, les joueurs s’échauffent, mais il est impossible de le raconter à l’antenne malgré la présence de journalistes de l’Equipe en tribune de presse : «C’est interdit, même au téléphone», précise Pierre Portelance, rédacteur en chef adjoint de la chaîne.

Bouclage à minuit et demi

Rechangement d’équipe quelques minutes avant le coup d’envoi. Installation de la Grande Soirée animée par Benoît Cosset et ses experts, Didier Roustan, Régis Brouard et Saïd Ennjimi. Leur mission : analyser les actions de jeu… toujours sans image ! Eux ont la chance de les avoir. Ils suivent la rencontre sur des écrans incrustés et cachés dans leur pupitre. A une dizaine de mètres de là, enfermés dans leur petite pièce, Candice Rolland et le bouillonnant Yoann Riou assurent les commentaires.

Au deuxième étage de l’immeuble Quai Ouest, tous les téléviseurs sont branchés sur RMC Sport pour suivre la rencontre. Les journalistes de la rédaction écrivante terminent leurs articles. A 21h00 une grande partie du quotidien est déjà bouclée. Il ne reste que les compétitions de la soirée, dont le foot et ce fameux PSG/Manchester. Quatre journalistes sont accrédités pour le Parc des Princes, dont un photographe. Ses clichés arrivent en continu et de manière automatique au journal et à la chaîne qui les incruste dans le flux vidéo.

Un peu à l’écart, Emmanuel s’occupe du live sur le site. Il retranscrit par écrit les principales actions de jeu en temps réel. Des raccourcis clavier lui permettent de gagner un peu de temps. A son côté, Manon enrichit le “fil” avec des sujets publiés sur le site. «J’en avais préparé quelques un,» lâche-t-elle. Face à eux Thibaut est chargé de suivre l’autre match de la soirée… et 38 autres compétitions : tennis, rugby… La planète sport ne dort jamais.

Manchester ouvre le score. Le PSG égalise. Manchester marque un deuxième but. La première période du match vire du chaud au froid, et inversement. La seconde sera pire. En régie, le match est vécu de l’intérieur par l’équipe d’une dizaine de passionnés de sport : impossible de s’extérioriser car il y a une émission à produire et plus d’une dizaine de caméras à commander. «Incroyable, c’est du Hitchcock ce soir,», lance le chef d’édition.

Face à une multitude d’écrans le réalisateur joue le chef d’orchestre entre les experts sur le plateau du Grand Soir et le duo Rolland/Riou en cabine tout et gardant un œil sur les images du match. «Arrête de t’enflammer pour rien Yoann !» rumine-t-il. 94e minute. «Péno ou pas ?» s’inquiète-t-on en régie. «Le synthé est prêt !» répond-on. Péno, donc… et but pour Manchester ! 3 à 1, Paris dit au-revoir à la Ligue des champions. «Enlève le point d’interrogation à “Manchester l’exploit ?”», demande-t-on à un assistant. C’est plié.

Encore pire

«C’est triste, mais on va cartonner en audience» prédit Nicolas Pré, responsable du service presse de l’Equipe. Bien vu : La Grande Soirée a été suivie par près d’un demi-million de téléspectateurs (497.000 individus) avec une part d’audience (Pda) de 2,3%, selon Médiamétrie ; Le débrief, L’Equipe du Soir a fait mieux avec 696.000 téléspectateurs et une Pda de 6,0% ; Le live sur l’Equipe a rassemblé 1,6 million de visiteurs uniques. De nouveaux records pour ces programmes.

Au troisième étage, Jean-Philippe Leclaire, directeur adjoint de la rédaction de l’Equipe hésite sur le titre à la Une de l’édition du lendemain, un jeu mot autour du nom d’un joueur parisien censé résumer cette soirée catastrophique pour le PSG. Malgré la déception, il y a quand même un journal à boucler. Il est 23h30. «On a encore un quart d’heure pour se décider,» indique le journaliste à un interlocuteur au téléphone. Finalement, la photo et le titre seront entièrement modifiés. Ce sera : «Encore pire

Dans le hall d’entrée de l’immeuble, Yoann Riou n’est pas encore redescendu en pression. Le commentateur refait le match et joint le geste à la parole. «Incroyable, j’ai vécu deux remontadas,» se lamente-t-il en se passant la main sur le crâne. Lors de ce type de soirée le journaliste confie qu’il ne peut pas fermer l’œil avant deux ou trois heures du matin. «Allez, bonne soirée !», lance son confrère Raphaël Sébaoun en sortant. Dehors c’est la pluie battante. Tout un immeuble attend le prochain rayon de soleil : peut-être dès mercredi prochain avec l’Olympique Lyonnais qui va tenter l’exploit face à l’ogre du FC Barcelone.

© SportBusiness.Club. Mars 2019