Bâillon mimé par les joueurs allemands, ministres arborant un brassard arc-en-ciel en tribune, menace d’action judiciaire: en pleine Coupe du Monde, la Fifa fait face à la fronde dispersée d’une poignée de fédérations européennes, une étape nouvelle dans la politisation du sport dans ce Mondial si controversé qui a débuté au Qatar dimanche 20 novembre 2022.
A scruter les positions de ses 211 fédérations membres, en particulier des 32 sélections participantes à cette Coupe du Monde, l’instance du football aurait dû passer un tournoi serein: la majorité n’émet aucune critique publique visant le Qatar et ne lui reproche pas, notamment, de criminaliser les relations homosexuelles. Le patron de la Fifa Gianni Infantino, très véhément samedi dernier pour fustiger les “donneurs de leçons” occidentaux, court donc peu de risques: il s’avance vers une réélection à un troisième mandat en mars prochain. Le suisse est seul candidat en lice dans un système où chaque fédération dispose d’une voix, qu’il s’agisse de l’Allemagne ou de Trinité-et-Tobago.
Pourtant l’organisation installée à Zurich (Suisse) est interpellée quotidiennement sur le sujet. Cette dernière a du mal à justifier la cohérence entre “l’inclusivité” qu’elle affiche et le refus de laisser les capitaines de sept sélections européennes (Allemagne, Danemark, Angleterre, Belgique, Pays-Bas, Pays de Galles, Suisse) arborer le brassard anti-homophobie “One Love”. Les fédérations concernées ont déploré la décision, mais c’est surtout la méthode qui les a ulcérées: sollicitée depuis des mois pour autoriser ou non ce brassard coloré, la Fifa n’a livré aucune réponse claire avant le tournoi.
La main devant la bouche
Par courrier, son président Gianni Infantino a distillé un message flou, exhortant les 32 participants au Mondial à “se concentrer sur le football”, sans laisser le sport-roi “être entraîné dans chaque bataille idéologique ou politique”. Il a fallu attendre lundi pour que les sept sélections qui voulaient porter le brassard jettent finalement l’éponge. Elles ont révélé avoir été menacées de sanctions sportives jamais rendues publiques et ont voulu éviter ce risque à leurs équipes.
Or les dirigeants et joueurs des pays concernés, outre leurs convictions personnelles, rencontrent « une pression sociétale qui les pousse à afficher leur conformité à l’air du temps, » estime Pim Verschuuren, spécialiste de géopolitique du sport à l’université de Rennes II. D’où la variété de ripostes adoptées depuis lundi. La plus spectaculaire a été celle des joueurs allemands mercredi, qui se sont ostensiblement mis la main devant la bouche sur la traditionnelle photo d’équipe précédant leur match face au Japon.
« Avec les réseaux sociaux, on a une instantanéité du geste politique. En quelques minutes, celui des Allemands a été vu par quelques millions de personnes, » observe Pim Verschuuren. Aucune sélection n’a emboîté le pas à la Mannschaft… d’autant qu’ils ont perdu 2-1. Cette défaite a d’ailleurs été relevée par nombre de leurs concurrents interrogés sur le sujet. Les Gallois, eux, ont déployé un drapeau arc-en-ciel mercredi à leur camp de base de Doha, et leurs supporters ont apporté lundi des bobs multicolores lors du match Galles/Etats-Unis. Certains ont été confisqués par la sécurité du stade.
Un recours juridique ?
Côté politique, la ministre allemande de l’Intérieur puis la ministre belge des Affaires étrangères ont tour à tour arboré le brassard One Love en tribune officielle mercredi, un « message vis-à-vis de leurs opinions publiques respectives, » selon Pim Verschuuren.
Pour la Fifa, la menace la plus sérieuse se prépare cependant en coulisses. Ainsi, la Fédération allemande de football (DFB) a indiqué mardi préparer un recours contre l’interdiction des brassards auprès du Tribunal arbitral du sport, une démarche envisagée par son homologue anglaise et attentivement suivie par les autres pays. Or l’enjeu dépasse la seule question du brassard, et même du football. En effet, le débat touche à la liberté d’expression des sportifs, traditionnellement très restreinte sur un terrain, mais de plus en plus revendiquée à l’heure des genoux à terre et des interpellations éthiques des athlètes.
Et toutes les instances sportives savent que cette voie sera périlleuse. « Ce ne sont pas des organismes qui écrivent des lois, ce sont des associations mondiales, qui doivent gérer d’énormes différences religieuses, sociales et politiques. Jusque là, l’apolitisme a été leur meilleur argument pour vendre les compétitions, » souligne Pim Verschuuren. (Avec AFP)
© SportBusiness.Club Novembre 2022