Par François Artigas. Quelle est la différence entre l’Equipe et le Wall Street Journal ? Le Wall Street Journal ne donne pas les résultats de Ligue 1 ! Une boutade, certes, mais qui éclaire la lente dérive du quotidien des sportifs vers l’économie et la culture du chiffre via des statistiques à tout-va. Un journal où l’essence même de la performance sportive est désormais trop souvent reléguée au second plan au profit de l’aspect purement économique (pour ne pas dire financier) du sport, et, soyons clair, du football en particulier. Un sport qui, d’ailleurs, reste, et de loin, le principal prescripteur d’achat du journal. Il n’est qu’à constater le nombre de pages et de unes qui sont consacrées au ballon rond, en toute logique… économique.
La victoire des chiffres sur les lettres est d’autant plus écrasante que la performance du joueur sur le terrain est aujourd’hui condensée en une série de statistiques : nombre de de duels remportés, de kilomètres parcourus sur le terrain etc. Le fan de foot y trouve-t-il son compte ? Personnellement, je n’en suis pas persuadé. L’époque où le journaliste pouvait “broder” sur des actions de jeu qu’il embellissait à loisir, certains de ne pas courir le risque de se voir démenti par l’image, est belle et bien révolue. Ca, c’était avant, avant l’ère des réseaux sociaux où désormais la moindre action et le moindre but peuvent être revus autant de fois que le souhaite le Dieu internaute.
Il n’en demeure pas moins que derrière les données chiffrées, chaque match recèle son humanité, son suspense, sa dramaturgie, et ce qu’elle que soit l’époque où il se déroule. C’étaient autant d’ingrédients qui faisaient transpirer chaque article. Rêvons de ce jeune reporter qui, pour écrire ses papiers, s’inspirerait aujourd’hui des grandes plumes du quotidien des sportifs. Je parle d’Antoine Blondin, Pierre Chany, Denis Lalanne, Christian et Richard Montaignac, Gérard Edelstein, Michel Clare ou Jacques Marchand. J’en passe et des meilleurs… Ce jeune reporter n’aurait plus son rond de serviette à la cantine du journal.
Désormais, mieux vaut avoir en poche le diplôme d’une grande école de Commerce que celui d’une Fac de lettres si l’on veut faire carrière dans un métier qui se standardise. L’Equipe n’est pas le seul sur ce point : beaucoup de “titres” sont entichés de ce nouveau type de collaborateurs. Curieusement, tous perdent des lecteurs, et également leur âme en tentant de récupérer un lectorat évaporé dans une course sans fin à l’audience. Loin de moi, l’idée de jeter la pierre à mes jeunes confrères tout heureux de trouver un job dans un contexte économique particulièrement difficile. Toutefois, formatés à ce nouveau style de journalisme, ils ne se rendent pas compte qu’ils creusent la tombe de leur profession.
Le spectre d’articles rédigés par des robots n’est pas très éloigné. Le lecteur habitué à lire des articles où les chiffres auront remplacés les (belles) lettres ne percevra plus la différence entre un journaliste et un robot. Une nouvelle économie d’un journal sans rédacteur se fait jour. Certaines startup proposent des articles clés en main, conçus à partir de logiciels de mise en forme des contenus. Et ce, pour des clopinettes ! Face cette évolution, il reste quand même les enquêtes et les grands reportages. Ce sont deux styles journalistiques pour lesquels, les journalistes, les vrais, de chair et de sang, gardent encore un avantage sur les robots. Problème : aujourd’hui, détacher un collaborateur pour enquêter plusieurs jours ou simplement l’envoyer en reportage, représente un coût non négligeable pour le journal.
Mais, c’est le prix à payer. Et, en général, cette prise de risque… paie ! Souvenons-nous, très récemment, de l’enquête menée par les journalistes de Society sur l’affaire Dupont de Ligonnès qui a généré des ventes records pour le magazine. Voilà, le défi que va devoir relever dans les prochaines semaines Laurent Prud’homme, le nouveau Directeur général du Groupe l’Equipe. L’ancien négociateur en chef des droits d’Eurosport aura aussi une autre contrainte: celle de limiter la casse sociale et les recours de ses ex-salariés aux… Prud’hommes !
© SportBusiness.Club Mars 2021
François Artigas est écrivain et journaliste spécialisé dans les médias et le sport. Il a travaillé plusieurs années à Télécâble Sat Hebdo.